Vous réclamiez son retour avec insistance, vous voilà servis, bande de petits veinards ! De retour d'un séminaire en Colombie, le Professeur Enfoiros nous gratifie cette semaine d'un texte fascinant sur l'écriture chez les réacs. Cet essai d'une rare acuité d'analyse nous a purement et simplement bluffés ! Et comme toujours, nous y apprenons beaucoup sur nous-mêmes.
La parole est à la science.
Lorsqu'un jeune réac prend son envol, délaissant les jupons de sa maman pour se confronter aux dures réalités d'un univers bête et hostile, il n'a qu'une idée en tête : écrire. D'ores et déjà conscient d'être un looser sur le plan professionnel et sexuel, il se croit en revanche prédestiné au succès littéraire. Mille fois plus efficace qu'un flacon de Biactol, la graphomanie fera de lui un homme, peut-être même une star, voire un agitateur clownesque de plateau-télé. On sait pas trop pourquoi, mais bon c'est comme ça, c'est écrit. Et en général, c'est à ce moment critique que les choses se corsent. Et c'est aussi là qu'on commence à rigoler, vous allez voir.
L'approche « réac » de la littérature se décompose systématiquement en deux temps.
Acte 1 : je suis jeune et déjà un peu benêt, il me manque juste un corpus de références.
Dans un effort surhumain pour découvrir des plumes prestigieuses, de préférence réputées pour leur caractère « sulfureux ». A ce stade, l'essentiel est de ne retenir de ces auteurs qu'une lecture parfaitement superficielle et si possible radicalement à côté de la plaque.
L'exploration du patrimoine littéraire et philosophique doit en effet impérativement exclure la moindre finesse, la moindre subtilité d’analyse, pour laisser place à des clichés spectaculaires, riches en matière grasse, faciles à exploiter et immédiatement opérationnels (au hasard : Nietzsche promoteur d’un übermensch viril tout droit sorti d’un comics amerloque ; Jünger auquel on capte rien mais dont le concept d’« anarque » a l’air super cool ; Nabokov, parfait pour choquer le bourgeois parce que pédophile ; Céline, tellement iconoclaste parce qu’il introduit le langage ordurier en littérature, et tellement excitant pour ses audacieuses sorties de route antisémites ; Bloy et Bernanos, indispensables pour la petite touche mystique ; Debord, parce que les médias nous mentent et que même ma petite sœur en a entendu parler ; Baudrillard, trés pratique parce que ses titres sont limpides et qu’on pense ne pas avoir besoin de le lire ; K. Dick ou Ellis, pour avoir l’air contemporain et parce qu’on peut pas ignorer les effets de mode ; Sloterdijk parce qu’on a entendu dire qu’il est nietzschéen, « pour le clonage », et peut-être même facho et pédophile ; Dantec ou ce qu’il en reste, parce que depuis janvier 2004 son discours est enfin intéressant, accessible, clair et porteur de sens ; etc.).
Résultat : un catalogue parfaitement standardisé, un fichier de cautions littéraires usurpées et de gadgets métaphysiques laborieusement fantasmés, un pathétique name-dropping réutilisable à toutes les sauces par n’importe quel wannabe-réac. De fait, ce dernier s’empresse de le mémoriser tel quel et d'en faire son bréviaire. Dans une ferveur quasi religieuse il se réapproprie sans complexe la pensée de ses « ancêtres », ou plutôt ce qu’il croit en avoir compris. Il la chérit jalousement, la vénère d’un amour possessif, se promettant de n’en jamais trahir une ligne (papa est là , mais pas question de lui faire de l’ombre).
Evidemment notre bon gros con de réac ne s’arrête pas en si bon chemin. Il lui faut maintenant écrire, gribouiller ces fameux textes qui un jour lui vaudront amour gloire et branlette.
Acte 2 : j’étale ma purée référentielle.
Là, si vous n’avez encore jamais lu la prose d’un nanar de droite, d’un facho branché ou de quelque autre déchet transgénique du web, je vous conseille chaudement d’aller butiner au gré des liens de nos amis consanguins. Entre nous, il y a de quoi se taper une bonne tranche de rigolade.
Le processus à l’œuvre est d’une simplicité déconcertante : tuer dans l’œuf toute forme de créativité et se contenter d’imiter, de recycler, de reproduire, d’instrumentaliser encore et toujours des formes originales jusqu’à leur épuisement définitif, tout en les altérant jusqu’à l’extrême caricature. Le principe est valable dans tous les registres, adaptables à toutes les influences littéraires.
Les uns lanceront une OPA sur Ellis ou Houellebecq, prétexte idéal à une posture de faf cool et décomplexé, alibi parfait pour infiltrer les partouzes sans sexe de la hype parisienne, et répèteront à l’infini les même poncifs tout en prenant soin de les appauvrir toujours plus. Les autres tourneront indéfiniment en boucle sur Steiner, Bloy ou Bernanos, croyant les transfigurer, les révéler sous un jour flamboyant et provocateur, alors même qu’ils les noient dans un tourbillon de médiocrité, d’aigreur et de sécheresse d’esprit. Et les plus comiques s’illustreront héroïquement dans un registre techno-mystico-militariste, sur les traces d’un ancien polar-maker azimuté qu’ils ont récemment découvert grâce au Nouvel Obs. L’art de la caricature atteindra ici des sommets surréels,, en compétition avec un modèle littéraire lui-même en pleine dégénérescence, dans un gloubi-boulga de « zones de combats métalocales », où les snipers de la littérature de 3e type côtoient les maîtres espions de la subculture cyber-apocalyptique, où les terroristes métacognitifs croisent le fer avec des braqueurs du verbe et des putschistes métaphysiques, tout ça sous le feu nourri des aphorismes techno-critiques et des rafales de munitions neuronales à effet dirigé. Attention aux dégâts collatéraux, les éclats de rire donnent des crampes. L’exemple post-dantequien est édifiant, tour à tour consternant, grotesque et d’une drôlerie incroyable ; démonstration éloquente de ce que peut engendrer la réanimation d’un cadavre encore tiède.
Dans tous les cas de figure, quel que soit le registre choisi, on n’oubliera pas d’ajouter à ce salmigondis sous-littéraire ses ingrédients personnels, aussi banals qu’incontournables : les habituelles lamentations sur le déclin des valeurs aristocratiques et la perte de l’Authenticité, la classique et interminable série de lieux communs sur les trucs qui « étaient mieux avant », bref une bonne dose de philosophie de comptoir bien nauséabonde, en alternant entre l’orientation franchouillarde (savamment relevée d’une pointe de racisme ordinaire) et le puant dogmatisme rouge-brun (toujours très à la mode chez les plumitifs en quête de sensations fortes). Au final, une bonne odeur de moisi. Pas de doute : chez le réac de base, les mots ça fait des phrases. Jusqu’à l’indigestion. Et dans le fond, peu importe s’il en résulte une stérilisation totale de la pensée et du style ; même dans l’hypothèse improbable d’une publication, le phénomène passera inaperçu, restera figé à l’état d’anecdote inoffensive, se diluera instantanément dans un milieu éditorial qui en a vu d’autres.